S'il est bien connu que
le réalisateur français Claude Chabrol vouait une véritable
adoration pour le britannique Alfred Hitchcock, le grand public sait
peut-être moins qu'il admirait également d'autres cinéastes. Et
parmi lesquels, l'allemand Fritz Lang auquel il rendait hommage ici
en lui dédiant en 1977 l'étrange Alice ou la dernière fugue.
Œuvre très particulière dans la filmographie de l'auteur de Que
la bête meure
ou de La cérémonie.
À tel point que l'on n'y retrouvait pas vraiment la marque de
fabrique de celui qui mit un point d'honneur à égratigner la
bourgeoisie provinciale hexagonale. L'un des films de chevet de
Claude Chabrol demeurant Le secret derrière la
porte
réalisé trente ans auparavant par l'auteur de M
le maudit
ou de Metropolis,
il est tout d'abord amusant de noter le rapport qu'entretiennent les
affiches respectives des deux longs-métrages qu'il s'agit ici
d'évoquer. Cette posture féminine, bras ouverts et visages marqués
par une certaine forme d'inquiétude, la première des silhouettes
semblant alors se calquer sur la seconde. Comme d'autres avant et
après lui, Claude Chabrol aura-t-il eu avant tout lui aussi l'idée
d'exploiter la beauté toute naturelle de l'actrice et mannequin
néerlandaise Sylvia Kristel, connue pour avoir incarné à cinq
reprises le personnage d'Emmanuelle au cinéma ? La réponse est
oui, définitivement. Trois ans après son compatriote Jean-Pierre
Mocky et son Un linceul n'a pas de poche
de
joyeuse mémoire, Claude Chabrol invite donc Sylvia Kristel a
franchir le pas d'un univers dont les barrières végétales vont
contraindre la jeune Alice à demeurer un temps indéfini sur une
propriété appartenant à un certain Henri Vergennes (l'acteur
Charles Vanel). Un prénom et un univers qui appuient très fortement
sur la corrélation qui existe entre le film et le roman de Lewis
Carroll, Les
Aventures d'Alice au pays des merveilles.
Et comme si cela ne suffisait pas, Claude Chabrol offre à son
personnage féminin le même patronyme que l'auteur du dit roman (en
lieu et place de Liddell dans cette même œuvre littéraire),
histoire qu'il n'y ait plus aucun doute ! Alors oui, le
réalisateur français finira par effeuiller la belle néerlandaise
mais surtout, il lui offrira l'un de ses plus beaux rôles puisque
Sylvia Kristel porte quasiment sur ses seules épaules l'intrigue
toute entière de cette Alice ou la dernière
fugue hors
du commun. Parions d'ailleurs que si le film avait été interprété
par Régine ou Jackie Sardou, notre attention aurait sans doute été
moins absorbée par l'héroïne que sur ce récit relativement porté
sur le contemplatif. C'est qu'il ne s'y passe pas grand chose durant
une grande partie de l'intrigue, telle est la chose qu'il faut
retenir. Dans un récit où les rencontres sont rares mais
particulièrement énigmatiques (d'André Dussolier à Thomas Chabrol
en passant par François Perrot ou Jean Carmet) et où les
explications se concentrent dans les tout derniers instants, que
conserverons-nous de cette aventure qui n'a que peu de rapport avec
l'habituel univers Chabrolien de son auteur ? Une promenade
surréaliste au cœur d'un édifice qui recèle des secrets sous une
forme pourtant nettement moins fantasmagorique que l’œuvre
littéraire dont il emprunte le personnage d'Alice. Bien que
n'apportant que très peu d'eau à son moulin durant une bonne partie
du récit, Alice ou la dernière fugue mérite
que l'on s'y attarde, ne serait-ce que pour la seule présence de
l'actrice néerlandaise, pour cette approche inédite du fantastique
chez Claude Chabrol, pour ces quelques visions bricolées avec les
moyens du bord donnant à l'ensemble un cachet bien spécifique (les
images déformées accompagnant l'héroïne), pour son atmosphère
tantôt vaporeuse, tantôt inquiétante mais aussi pour son final
percutant et en définitive, parfaitement logique...
Maintenant,
observons un instant de silence religieux avant d'entamer la
projection du Secret derrière la porte
de Fritz Lang, génie de l'expressionnisme allemand qui aux côtés,
et pour ne citer que les plus célèbres, de Freidrich Wilhelm Murnau
(Nosferatu le vampire en
1922)
et Robert Wiene (Le Cabinet du docteur Caligari
en 1920), offrit ses lettres de noblesse à un courant aux atours
fantastiques qui influença et continue d'influencer tout un pan du
septième art... Remontons donc trente ans en arrière avant la
sortie d'Alice ou la dernière fugue
pour comprendre pourquoi cette passion de Claude Chabrol pour le
réalisateur allemand et pourquoi spécifiquement pour cette œuvre
ci. L'on passe de la couleur au noir et blanc avec, pour commencer,
un générique des plus classique contrairement à celui d'Alice
dont
le déroulement ressemblait à ceux qu'il est coutume de voir
afficher en conclusion de n'importe quel long-métrage (avec le
recul, on pouvait d'ailleurs y déceler d'emblée un indice nous
aiguillant sur le funeste destin de son héroïne). ''Les
Potter vous ont invitée au Mexique, allez-y. Ce sera votre dernière
fugue...''.
C'est en ces termes que le collaborateur (l'acteur James Seay dans le
rôle de Bob Dwight) du frère de l'héroïne Celia Lamphere
récemment disparu conseille à la jeune femme de partir quelques
temps avant de prendre diverses décisions quant à l'avenir de
l'entreprise familiale. Nouvelle connexion entre l’œuvre de Fritz
Lang et celle de Claude Chabrol. Ici, le faste de la mise en scène
où les reliquats de l'expressionnisme allemand se répercutent sur
les jeux d'ombres et de lumières tranchent avec le minimalisme de
Alice ou la dernière fugue.
Si ce dernier débutait par une rupture, Le
secret derrière la porte,
lui, s'ouvre sur une union. Celle de la jeune beauté qui pour
l'instant se fait appeler Celia Barrett avant qu'elle ne devienne
Madame Lamphere en épousant Mark Lamphere, un homme qu'elle
rencontrera lors de sa visite au Mexique. Mais j'en vois déjà
certains s’interroger sur le nom même de ce personnage dont
l'attitude s'avérera rapidement étrange. On pourrait accorder à
Fritz Lang une certaine malice en usant d'un patronyme dont le sens
est chez nous phonétiquement double comme le fera d'ailleurs
beaucoup plus tard le réalisateur Alan Parker avec son
cauchemardesque Angel Heart
dans lequel l'acteur Robert De Niro interprétera le rôle de Louis
Cyphre (Lucifer, avec l'accent anglais) ! Pourtant, la version
originale tend à démontrer que la chose n'est que pur hasard. Cela
discrédite-t-il pour autant l'impression incommodante que l'on
ressent devant l'attitude étrange du personnage de Mark Lamphere
(L'enfer) qu'incarne l'acteur britannique Michael Redgrave ?
Interprétée
par la magnifique actrice américaine Joan Bennett, Celia n'est au
départ que l'une des figures cinématographiques de l'une des épouse
de Barbe Bleue, personnage imaginaire emprunté au conte de Charles
Perrault La Barbe
Bleue
(édité en 1697) mais néanmoins inspiré à l'écrivain français
par le roi d'Angleterre Henri VIII qui non content de porter lui-même
la barbe (rousse cette fois-ci), fit exécuter deux des six femmes
qu'il épousa. Le cadre de l'immense demeure servant de décor au
long-métrage de Fritz Lang est un personnage à part entière. Avec
ses chambres reconstituant des faits marquants et particulièrement
sordides, et notamment celle que refuse d'ouvrir à quiconque et pas
même à Celia l'époux tant admiré. Le secret
derrière la porte arbore
à travers les décors, la passion amoureuse de ses deux principaux
protagonistes et la bande musicale du hongrois Miklós Rózsa, des
atours romanesques auxquels l'allemand injecte une forte dose de
suspicion à laquelle n'est sans doute pas demeuré insensible Claude
Chabrol. Au delà même de cette chambre qui semble enfouir un secret
si terrible que Mark s'emporte à la seule évocation de l'ouvrir au
regard de son épouse, c'est bien ce personnage lui-même énigmatique
qui façonne le côté angoissant du récit. Collectionneur de scènes
de crimes ambigu, Fritz Lang en rajoute une couche avec le personnage
de David (Mark Dennis), fils de Mark et d'une épouse disparue, un
adolescent glaçant dont la personnalité paraît tout aussi
préoccupante que celle de son propre père. Durant sa carrière,
Fritz Lang aura mis en scène autant de criminels que d'innocentes
victimes accusées à tort ou à raison. Avec un réalisme
sociologique qui parfois donna des frissons dans le dos (Furie
en 1936 et sa traque du héros par une foule déchaînée ou
L'Invraisemblable Vérité
en 1957 qui à n'en point douter inspira probablement le troublant La
vie de David Gale
que réalisa Alan Parker quarante-six ans plus tard), le réalisateur
exilé sur le territoire américain depuis huit ans signait avec Le
secret derrière la porte une
œuvre parfois suffocante, étouffée sous des lambris d'aspect
gothique et sous une lumière nocturne renvoyant parfois aux grandes
heures du cinéma d'épouvante britannique. Si l'on s'attend à une
découverte sans surprise une fois la clé introduite dans la serrure
de la fameuse chambre, la stupéfaction, en réalité, n'en sera que
plus grande. La force du scénario écrit par Silvia Richards sur la
base du roman
Museum Piece No. 13 de
Rufus King est en tout point remarquable, servi par une
interprétation tout aussi admirable et par la mise en scène sans
faille du réalisateur allemand...
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