Reconnu comme le maître
de l'indicible, c'est sans doute pour cette raison que l’œuvre de
l'écrivain américain Howard Phillips Lovecraft s'avère parfois si
complexe à adapter sur grand écran. Car en effet, comment parvenir
à explorer le thème de ce qu'il est interdit par principe
d'afficher à l'écran sans perdre de vue le récit et ne pas noyer
le spectateur dans des concepts trop vagues demeurant insuffisamment
compréhensibles ? Une fois de plus, l'innommable est au cœur
d'une histoire inspirée de la nouvelle La Couleur tombée du Ciel
écrite et publiée en 1927.
Presque un siècle plus tard et après trois premières tentatives en
1965 (Le Messager du Diable
de Daniel Haller),
1987 (La Malédiction Céleste
de Keith David) et
2010 (Die Farbe
de Huan Vu), c'est au tour du réalisateur sud-africain Richard
Stanley de se risquer à adapter la nouvelle de Howard Phillips
Lovecraft tout en y mettant semble-t-il un point d'honneur à lui
offrir un dépoussiérage en règle. Le jeune Ward Philips (hommage à
peine camouflé à l'auteur de la nouvelle) débarque aux abords de
la propriété des Gardner afin de faire des relevés pour une
entreprise hydraulique lorsque survient la nuit suivante un événement
étrange. Nimbée d'une aveuglante lumière mauve, une météorite
s'écrase juste devant la demeure de Nathan et Theresa Gardner et de
leurs trois enfants Lavinia, Benny et Jack. Les conséquences
s'avèrent étonnantes. Alors que les médias relèguent le phénomène
durant le journal télévisé, Theresa se blesse accidentellement à
l'aide d'un couteau tandis qu'elle prépare le dîner. La
transportant d'urgence à l’hôpital, Nathan confie à ses deux
plus âgés, la garde de la maison, de leur jeune frère et des
alpagas qu'il a acheté une fortune... Mais alors que Lavinia, Benny
et Jack se retrouvent seuls, la faune et la flore semblent être en
proie à une inquiétante mutation...
Si
visuellement, la flamboyance des couleurs incriminées dans Color
out of Space
rappellera sans doute l'une des plus remarquables entrées en matière
dans l'univers de H.P.Lovecraft (le From Beyond
de Stuart Gordon en 1986), l’œuvre de Richard Stanley semble
esthétiquement liée de manière indéfectible au décevant
Annihilation
d'Alex Garland alors même que les deux longs-métrages
n'entretiennent aucune relation officielle. À tel point que le
spectateur pourra éventuellement évoquer Color
out of Space
comme une préquelle conditionnée par une approche visuelle
s'éloignant de la nouvelle originale ( Richard Stanley préférant
ainsi des ton violets/mauves à la grisaille décrite en 1927) et se
rapprochant davantage des couleurs presque irréelles du film sorti
deux ans avant lui. Mais alors que Annihilation
générait une déception causée par une écriture, une mise en
scène et une interprétation d'une stérilité rare,
Richard
Stanley s'en sort nettement mieux et surtout, parvient à rendre
visible ce qui à l'origine ne doit demeurer à l'image que suggéré.
D'où l'emploi de lumières, d'un jeu subtil entre obscurité et
délires visuels créant un climat oppressif laissant tout loisir au
spectateur de se faire sa propre idée sur le pourquoi et les
conséquences de ce qui se produit devant son regard. Mais surtout,
Color out of Space
est aidé par un sound-design signé Olivier Blanc et une bande
originale composée par Colin Stetson qui offrent une véritable
ampleur au film...
Du
côté des interprètes, on retrouve un Nicolas Cage en général
lymphatique auquel Richard Stanley offre l'occasion de ressusciter
une bonne fois pour toute à l'écran. Mais comme ce qui est à
l'intérieur est aussi à l'extérieur, exemple de ce que tente de
décrire le personnage incarné par l'acteur Tommy Chong ici en mode
hippie, Nicolas Cage place le film de l'américain sous deux plans
temporels qui changent selon qu'il soit à l'écran ou non. Car alors
que Color out of Space semble
bien dans l'air du temps, lorsqu'apparaît à l'image Nicolas Cage,
c'est à un bond dans le temps, vers le passé, que semble nous
convier l'acteur qui joue comme s'il débutait sa carrière
d'interprète. Il faut dire que, pauvres français que nous sommes et
pauvre Nicolas Cage qu'il soit dans ce genre de situation, son
doublage est affolant de médiocrité et l'empêche quasi
systématiquement d'imprégner le film de sa présence. Exit l'aura
de cet ancien interprète de génie. Au point que l'on aimerait que
son personnage reste coincé sur la route lorsqu'il transporte son
épouse aux urgences pour que Richard Stanley n'ait plus à
consacrer son film qu'à ses trois jeunes interprètes et aux
événements étranges auxquels ils sont confrontés...
Mais
ne soyons pas trop dur avec Nicolas qui lorsque son personnage perd
la tête gagne en consistance. Alors que chacun vit son existence de
manière individualiste (la mère fait tout ce qu'elle peut pour
conserver ses clients, le père consacre son temps à ses alpagas, la
fille pratique la magie blanche, l'un de ses frères s'enferme dans
la grange pour y fumer de l'herbe tandis que le plus jeune contemple
le paysage), on s'amuse puis l'on s'effraie devant ce père incapable
d'assumer ses responsabilités face à l'horreur de la situation. Un
cadre dont le réalisateur accentue la noirceur au point de franchir
dangereusement la frontière qui sépare son intrigue de l'inévitable
nihilisme vers lequel tend le sujet. Et puis,
Color out of Space n'arrive
jamais vraiment à s'écarter de certaines influences. On pense un
très court instant à David Cronenberg et son ancienne ''passion''
pour les corruptions organiques mais davantage à John Carpenter
lorsqu'intervient dans le noir paysage, cette immonde créature
enfermée dans la grange et qui ne peut qu'éveiller de vieux
souvenirs chez ceux qui découvrirent à l'époque de sa sortie,
l'excellent The Thing.
Sans doute faudra-t-il se pencher davantage sur la version originale
de Color out of Space pour
adhérer de manière idéale à son concept.En tout cas, malgré les
défauts de la version française qui souffre d'un doublage parfois
approximatif, le film de Richard Stanley demeure une expérience
forte, visuellement surprenante et émotionnellement dense...à
voir...
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