Tout commence sur une
image ambiguë. Le portrait d'une femme définie comme étant la mère
de Joseph Merrick, bousculée par un groupe d'éléphants. Si aucune
explication n'avait été apportée quelques minutes plus tard par le
personnage de Bytes sur les origines de celui qui deviendra en
grandissant ''L'homme-éléphant'', nous aurions pu imaginer quelque
histoire beaucoup plus sordide. Car après Eraserhead
et la naissance d'un bébé né de la peur de paternité, l'immense
David Lynch aurait tout aussi bien pu considérer sa nouvelle
créature comme le fruit d'un accouplement entre une femme et un
pachyderme (sic!). D'autant plus qu'il aurait été autorisé
d'évoquer un tel acte contre-nature sans savoir que la mère de
Joseph Merrick (Dans le film, David Lynch reprend le prénom John
sous lequel le docteur Frederick Treves nomma l'homme en question
dans son ouvrage,
The Elephant Man and Other Reminiscences)
Mary Jane Potterton et son père Joseph Rockley Merrick conçurent un
enfant à priori tout à fait normal et dont les premiers symptômes
n'apparurent qu'un peu avant ses deux ans. Le fait-divers ne
rejoignant alors pas la fiction... Bien que Elephant
Man
soit à l'origine un film de commande proposé à l'auteur de
Eraserhead
par le réalisateur, scénariste et producteur Mel Brooks (lequel fut
conquis après avoir découvert le tout premier long-métrage de
David Lynch), cette seconde étape dans la formidable carrière
cinématographique du réalisateur originaire de Missoula dans le
Montana ne concède en réalité que peu de choses sur sa manière
d'envisager son œuvre puisque Joseph Merrick pourrait tout aussi
bien être envisagé comme l'évolution physique du bébé prématuré
et monstrueux de son premier film...
Le
noir et blanc, aussi superbe soit-il et le sound-design confirmant
sans doute que Elephant Man
est bien le prolongement de Eraserhead.
Imaginons que le bébé ait survécu, qu'il ait été dérobé à ses
parents et qu'il fut vendu bien des années après à l'infâme Bytes
afin que celui-ci en tire des profits en l'exhibant dans une foire et
l'on tient là le chaînon manquant qui relie les deux œuvres. Sauf
qu'entre les deux longs-métrages, David Lynch passera d'un budget de
10 000 dollars à celui, beaucoup plus imposant de 5 millions de
dollars. De quoi faire perdre la tête à n'importe quel cinéaste...
sauf lui. D'une beauté transcendée par le choix du noir et blanc et
la reconstitution du Londres de la fin du dix-neuvième siècle,
Elephant Man
est d'abord une bête curieuse avant d'être un chef-d’œuvre du
septième art. Comme pu l'être en son temps le film maudit de Tod
Brownind, Freaks, la monstrueuse parade
même si cette fois-ci, la créature n'est faite que de latex. Le
second long-métrage de David Lynch convie tout d'abord la nature
humaine dans ce qu'elle a de plus représentative : curieuse,
méfiante, odieuse, voire monstrueuse. Et l'on ne parle pas là de
cette foule qui se rue sur le monstre de foire ni de la créature
elle-même mais plutôt de ceux qui en font le commerce. Un film en
noir et blanc qui traite avant tout du Bien et du Mal, de l'humanité
et de la barbarie. Et surtout, du droit à la différence...
''Il est l'exemple même du crétinisme total. C'est un demeuré congénital... Je l'espère en tout cas''
(Dr Frederick Treves)
Trois
mondes se télescopent dans Elephant Man
dont deux pour lesquels un rapprochement aurait été purement et
simplement inenvisageable. Il y a d'un côté, le Londres des
miséreux où vivent regroupés les marginaux, les prostituées et
plus généralement, les pauvres. D'un autre, la grande bourgeoisie,
constituée de notables, d'hommes d'affaire ou de commerçants. Entre
eux, la faculté de médecine où pratique le chirurgien Frederick
Treves. Humaniste connu pour avoir été le premier à avoir effectué
une appendicectomie, sa fonction, ici, lui fait observer une attitude
apparemment pas très éloignée de celle de Bytes (qu'incarne
l'acteur britannique Freddie Jones). Du moins en apparence puisqu'il
présente lors d'un assemblée de médecine, John Merrick et ses
nombreuses difformités. La relation entre son exhibition dans les
foires et cette séquence cliniquement froide constitue en fait un
lien entre la vie passée de l'homme-éléphant (John Hurt, dans un
rôle authentiquement bouleversant) et sa vie future, loin de la
crasse et de la barbarie (l'homme étant jusque là coutumier des
coups de bâtons ''accordés'' par son geôlier/propriétaire) et
plus proche d'une certaine culture du ''paraître'', de la
''convenance'' et de l'intelligentsia. Anthony Hopkins interprète le
chirurgien avec beaucoup de force et d'honnêteté. À la recherche
permanente de nouvelles découvertes en matière de recherche mais
aussi préoccupé par la santé mentale et physique de son nouveau
patient, l'acteur britannique incarne un homme profondément
humain...
Œuvre
prestigieuse, dotée d'un somptueux noir et blanc et d'une
interprétation remarquable, tout projet de commande qu'il put être,
Elephant Man n'en
est pas moins un long-métrage marqué du sceau de son auteur. Si
formellement, le film est d'une maîtrise totale bien que très
classique dans sa narration, limpide et radicalement opposée à la
complexité de certains projets futurs du réalisateur américain,
David Lynch adopte le même type d'effets sonores que lors de son
premier long-métrage. Un fond presque assourdissant semblant avoir
été extrait des zones industrielles parcourues par le héros Henry
Spencer (Jack Nance) de Eraserhead.
Mais si le cauchemar s'arrête ici à la seule évocation d'un homme
physiquement repoussant, à l'apparence effroyable ainsi qu'à son
tortionnaire et à cette impitoyable foule qui le traque jusqu'à
l'acculer dans des recoins, c'est pour mieux transmettre l'humanité,
la finesse et l'intelligence de John Merrick camouflée sous
l'épiderme d'un homme à l'apparence monstrueuse. Sorti en octobre
1980 aux États-Unis et en avril 1981 dans notre pays, Elephant
Man
est un très beau film, bouleversant, un monument du septième art et
une merveilleuse entrée en matière dans l'univers de David Lynch...
Joseph Merrick (5 août 1862-11 avril 1890), Frederick Treves (15
février 1853-7 décembre 1923)... À noter que suite au succès du
film dans les salles, Eraserhead
sera à nouveau exploité au cinéma sous le titre de... Labyrinth
Man !!!
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