Carne et
Seul Contre Tous
sont indissociables l'un de l'autre. Le second est le prolongement du
premier. Carne
s'apparente aux premiers symptômes d'un cancer tandis que le second
développe l'idée d'une maladie définitivement installée dans
l'organisme de son porteur. Un cancer en phase terminale. Une tumeur
au cerveau qui ne cesse de grandir, jusqu'à troubler les perceptions
du malade, ainsi investit par un parasite intérieur qui sans
interruption, le conduit à vouloir se venger de ce monde malade qui
l'entoure, et ce, quel qu'en puisse être le prix. Une vie de misère.
A quoi bon s'y raccrocher, puisque même le fruit des entrailles de
la bonne femme avec laquelle il s'est acoquiné, a été souillé. Du
moins, le suppose-t-il. Suffisamment en tout cas pour que l'envie de
tuer un ouvrier arabe lui écorche l'âme. Carne,
c'est d'abord l'histoire d'un boucher chevalin installé dans la
banlieue parisienne. Afin d'argumenter le propos, Gaspar Noé
provoque d'entrée de jeu la nausée en montrant l'un des emblèmes
de la symbiose entre l'homme et l'animal échouer au sol, le crâne
perforé par l'impact d'un pistolet d'abattage. Le cinéaste n'est
pas ici pour faire semblant. On continue dans le carmin avec
l'égorgement de la bête. Un fleuve de sang se déverse de la plaie.
Ce même liquide qui reviendra hanter les trente-huit minutes que
dure le moyen-métrage de Noé. Toutes les étapes nous sont
infligées jusqu'à ce que la viande rouge et saignante vienne échoir
dans une assiette. Celle de la compagne de l'anti-héros incarné
deux fois de suite par l'acteur Philippe Nahon.
Après la mort, la vie. Et le début des emmerdes. Une mère qui
renie son enfant, et un père obligé de l'élever seul. Gaspar Noé
film tout d'abord son boucher le visage hors-cadre. Un type
ordinaire, pour une existence ordinaire, alors à quoi bon ? Les
années filent, mais le rituel est le même. La découpe de la
viande, il connaît. Des carcasses par centaines sont passées dans
sa boucherie, et pendant ce temps-là, la petite a grandit. Déjà,
il ressasse. Les mauvaises pensées le taraudent. Un certain désir
incestueux également car, si sa fille prend de l'âge, et des
formes, son père continue à prendre soin d'elle comme aux premiers
jours. La lavant, l'essuyant, l'habillant même. Ambiance de merde.
Couleurs criardes rappelant sans cesse la couleur du sang. Puis
survient le drame. Un malentendu.
Après la liberté, la prison. Le sang, encore. Celui de Cynthia.
Premières règles témoignant des mutations qui s'opèrent chez
cette jeune fille muette. Pour le père, le fait est indéniable.
Elle a été violée. Le coupable, un ouvrier arabe. Son outil de
prédilection en main, le boucher s'en est allé venger sa
progéniture. Un acte gratuit, filmé sans artifices. Un fait divers
sordide comme l'est Carne. Un moyen-métrage
incommodant se terminant sur un constat amer. Ce même fil conducteur
qui ne s'est jamais rompu. Les happy end, Gaspar Noé n'en voulait déjà pas à l'époque. Il abandonne les spectateurs en
enfermant son héros en taule et sa fille à l'assistance publique...
Ce n'est qu'après quelques années de prison que l'on retrouve le
boucher. Gaspar Noé a eu le temps de mûrir son premier projet de
long-métrage. Cinq années durant, le cinéaste repoussera sa
réalisation jusqu'à ce que la créatrice de mode versaillaise Agnès
Troublé lui donne un coup de pouce financier afin qu'il puisse enfin
le mettre en chantier. Seul Contre Tous signifie à
travers sa seule appellation, toute la rancœur d'un individu livré
à lui-même dans une société qu'il ne reconnaît pas. Philippe
Nahon est toujours présent. La jeune Blandine Lenoir également.
Nouvelle venue au casting, l'actrice Frankie Pain, éternel second
rôle aux formes généreuses qui ici, incarne le rôle de la
maîtresse du boucher. Vulgaire, avare, autoritaire. Le genre de
femme qu'il ne fallait surtout pas mettre entre les pattes de notre
héros. Surtout que la prison n'a pas calmé l'ancien boucher
chevalin qui a perdu sa boutique, devenue la propriété d'un
commerçant... arabe. Un comble pour notre bonhomme. Deux cents
francs en poche, pas de boulot, et vivant aux côtés de sa maîtresse
et de sa belle-mère, le boucher étouffe. Mais ce qui semble le
répugner encore davantage encore, c'est l'idée d'avoir un gosse
avec elle. Car après l'avoir sautée, la voilà qui arbore fièrement
un ventre tout rond. Huit ans ont passé entre Carne et
Seul Contre Tous, et pourtant, rien n'a changé. Le
style est le même. Les couleurs également. Le personnage créé par
Gaspar Noé continue de croiser la lie de notre société. Allant
même jusqu'à se permettre quelques traits d'humour fort peu
innocents (le héros se faisant traiter d'ivrogne par le client d'un
bar qui à la suite d'une altercation, demande lui-même au barman de
lui resservir un coup).
Si le personnage incarné par Philippe Nahon apparaît
jusqu’au-boutiste dans les propos qu'il rumine sans cesse (certains
d'entre eux s’entre-chevauchant même), il est facile de ressentir
le malaise qui l’étreint puisque la majorité des individus qu'il
est amené à croiser sur sa route demeurent absolument répugnants.
La maîtresse, le gérant du supermarché, ou bien même la
prostituée toxicomane, tous laissent le sentiment d'une humanité
parcourue par la misère. Alors que bon nombre de longs-métrages
érigent les serial killer comme une nouvelle forme de héros en les
jetant directement dans la fosse aux lions, Seul Contre Tous
explore ce qui précède la transformation d'un individu en
un monstre froid. Le boucher de Gaspar Noé ressemble à ces hommes
qui parce qu'ils ont connu la déchéance absolue, ont choisi des
chemins de traverse meurtriers. Mais à la manière d'un Michael
Haneke, le français exploite le délire de son héros en imaginant
une conclusion sanglante qui, par sa propre lâcheté, ou par amour
pour sa fille, ne fera finalement l'objet que d'un fantasme évoqué
lors d'un visuel graphiquement perturbant. Avant d'abandonner son
héros et d'aller planer au dessus d'une rue où jouent quelques
enfants demeurés sourds à la tragédie d'un homme né sous une
mauvaise étoile...
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