Je me rappelle ce
lointain souvenir dans lequel, un soir, était venu se glisser sous
la porte de ma chambre, le délicat parfum de l'interdit. Comme la
plupart des enfants de mon âge, j'avais été invité à fermer les
yeux, à m'endormir, et faire des rêves innocents tandis que les
adultes veillaient jusqu'à une heure très tardive afin d'assister à
ce qui allait devenir au fil des jours, des mois et des années, un
fantasme de cinéphile inassouvi. Aujourd'hui, bien des années
après, j'en suis à me demander ce qui a pu, à l'époque, pousser
certains à classer X aux États-Unis, à censurer en Italie, ou
simplement interdire aux moins de seize ans en France, Portier
de Nuit de la réalisatrice italienne Liliana Cavani.
Était-ce son imagerie nazie ? Ce très curieux hôtel qui
arborait parfois les atours d'un bordel de luxe ? La nudité
de son héroïne à peine parvenue à l'âge adulte ? Ou bien
encore la relation que cette jeune femme juive allait entretenir plus
tard avec celui qui fut son bourreau lorsqu'elle fut déportée du
temps de l'occupation nazie ?
Même si les années ont
effacé une bonne partie du potentiel dérangeant de la thématique évoquée
dans Portier de Nuit,
on devine les réactions du public face à un spectacle que d'aucun
devait juger de déviant. Une relation sans doute incommodante et
s'éloignant très largement des sentiers battus. Pourtant, Liliana
Cavani ne s'évertuait pas à inscrire au panthéon des pires
horreurs, son œuvre, aussi sulfureuse fut-elle.
Le
portier de nuit de ce récit, c'est l'acteur britannique Dirk
Bogarde, personnage qui, chronologiquement, avant de porter
l'uniforme adéquat, endossa celui de nazi. Face à ce monstrueux
conquérant génocidaire, une jeune femme, frêle... une enfant.
Incarnée par la sublime Charlotte Rampling qui à l'époque, c'est à
peine croyable, avait déjà tout de même vingt-huit ans alors qu'on
lui en aurait prêté sans doute pas plus de quinze ou seize. De sa
maturité amortie d'une bonne dizaine d'années, cela n'a sans doute
pas empêché le public de voir en la relation qu'entretient son
personnage d'abord contre son grès, ce que l'on ne nommait pas
encore pédophilie. Adulte, Charlotte Rampling ? Indéniablement.
Quant à Lucia Atherton, son incarnation, elle est d'abord aux yeux des
censeurs, une enfant noyée au cœur d'un régime fasciste. Sa
pureté ? Envolée, et avec elle ses illusions futures puisque
d'épouse fidèle et intégrée dans la société (l'homme qu'elle
épousera plus tard est chef-d'orchestre), elle deviendra la
maîtresse esclave de Maximilian Theo Aldorfer, ancien nazi !
Lequel lui vola sa virginité. Lui fit goûter à des plaisirs
charnels impropres à l'éducation d'une jeune fille de son âge.
Lorsque l'un et l'autre se retrouvent à nouveau face à face en
1957, dans le hall d'accueil de l'hôtel où travaille le portier de
nuit, c'est le choc. Différent de celui que connaîtront sept ans
plus tard les anciens amants du chef-d’œuvre de François
Truffaut, La Femme d'à Côté,
mais tout aussi fort. Haine et amour. Attirance et répulsion.
Difficile encore d'entrevoir la passion à venir dans ce décor chic
sublimé par la photographie d'Alfio Contini. Si Liliana Cavani
s'intéresse à d'anciens nazis cherchant par tous les moyens à
faire oublier leur passé en éliminant tous les témoins, la
réalisatrice italienne s'accroche avant tout à ces deux
personnages. Une passion dévorante qui, à peu de chose près, et
dans un cadre bien différent, ne s'éloigne pas tant que cela de la
folie s'en prenant aux héros de La Petite Sirène
de Roger Andrieux, avec Philippe Léotard et Laura Alexis. Une œuvre
qui, peut-être davantage encore que Portier de
Nuit,
marque une frontière insolvable entre le monde de l'enfance et celui
des adultes.
Avec
les années, Portier de Nuit a
perdu un peu de son caractère dérangeant. Mais en revanche, il a
conservé et a même accentué une certaine forme de patine artistique. Charlotte Rampling paraît fragile et expose une beauté
froide et enivrante. Dirk Bogarde assume un charme qu'il sublime
davantage encore sous l'uniforme nazi que sous celui de portier de
nuit. Moins outrée que l'amour et la mort ne pouvant se délier du
cinéma d'un Andrzej Zulawski, la relation qu'entretiennent les deux
héros pourra paraître aussi repoussante que sensuelle. Liliana
Cavani s'autorise, de plus, quelques fulgurances aidées en cela par
la magistrale partition musicale de Danièle Paris. Le danseur et
chorégraphe italien Amedeo Amodio exécutant une danse devant un
parterre d'officiers nazis et Charlotte Rampling chantant à moitié
nue, toujours devant ces mêmes nazis dans un cabaret demeurent comme
deux des moments forts de Portier de Nuit.
Aujourd'hui, ce fantasme vieux de plus de trente ans est enfin
assouvi. Débarrassé des craintes qui me semblaient fondées, je
peux désormais me rendormir comme l'enfant que j'étais...
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