Il bat, dans la cage
thoracique de Sion Sono, un cœur (comme le prouvera ici, la superbe
partition musicale dont il est lui-même l'auteur). S'il est un sujet
particulièrement délicat à aborder au cinéma ou dans toute autre
forme d'art, c'est l'inceste. Surtout lorsque ce dernier s'accompagne
d'une notion de pédophilie. Que deux adultes, frères et sœurs pour
ne citer que cet exemple, s'adonnent à des jeux sexuels avec le
consentement de l'un et de l'autre, qui peut leur en vouloir ou les
en empêcher ? Personne. Mais de là à accepter qu'un père
abuse de sa propre fille qui de plus n'est âgée que de douze ans,
c'est là, déjà une toute autre histoire. Celle que va justement
nous raconter le réalisateur japonais à travers Strange
Circus
(Kimyô na sâkasu).
Un long-métrage osant pratiquement tout dès lors qu'il aborde l'une
des pires déviances sexuelles mises à disposition des plus pervers
parmi les hommes. Sorti en 2005, Strange Circus
est épouvantablement beau et tragiquement poétique. Nourrissant son
œuvre d'une multitude de visions tantôt parfaitement dégueulasses,
tantôt féeriques, les codes visuels et esthétiques prennent ici
une importance considérable qui aurait pu épargner aux spectateurs
d'assister à quelques séquences parmi les plus dingues sur le sujet
de l'inceste et de la pédophilie...
Et
pourtant, Sion Sono, lui, s'en fiche. Parce que si durant l'antiquité
l'on affirmait que les paroles s'envolent et que les écrits restent
(Verba volant,
scripta manent),
le japonais oppose au don de parole et à l'art de l'écriture une
image/témoignage de ce que peut endurer une gamine à peine formée
une fois enfermée dans la chambre parentale avec son pervers de
paternel ! C'est cru, choquant, libéré de toute contrainte
liée à l'éventuelle censure ou la moindre condamnation dans le
plus large sens du terme. Sion Sono aime ces ''malades'' qui se
cachent au sein de nos sociétés et plus encore celles qui
ternissent l'image de son propre pays. Cold Fish
et son couple de tueurs en série. Exte – Hair
Extension
et son employé de morgue fétichiste des cheveux qu'il prélève sur
des cadavres. Celui de Strange Circus
fait partie de cette frange de la population que l'on imagine mal
s'adonner à de telles perversions. On l'imagine plutôt en bon père
et bon époux d'une famille aisée, étant d'autant plus le directeur
de l'école où étudie sa gamine. Mais non, il fallait bien se
douter que dans les rouages de cette famille visiblement parfaite où
d'emblée, la jeune Mitsuko affirme tout de même qu'elle a été
condamnée à mort dès la naissance, celui sur lequel repose en
théorie confiance et sécurité (l'acteur Hiroshi Ohguchi) allait
porter le lourd fardeau du père fouettard !
Contrairement
à n'importe quel ouvrage littéraire et quelle que soit la langue
d'origine, le scénario de Strange Circus
ne se lit pas simplement de gauche à droite ou inversement mais de
haut en bas, en commençant par la fin, le milieu, que sais-je, mais
surtout, oui, surtout entre les lignes. Des lignes auxquelles
s'interposent des images du passé sous la forme d'obscures
flash-back pas toujours remarquables d'un points de vue artistique
(l'aspect clipesque parfois indigeste pourra en rebuter certains).
Décrivant la lente désagrégation mentale et physique de son
héroïne, le long-métrage de Sion Sono est d'une rigueur
labyrinthique qui donne le tournis, appliquant sur fond de viol et de
voyeurisme, les préceptes qui mènent aux dérèglements
psychologique et identitaire. À tel point que le fait-divers mue en
un roman écrit à l'âge adulte par Mitsuko, signifiant ainsi que
derrière l'écriture se cache peut-être et même sans doute un être
en proie à la schizophrénie. L'arrivée d'un nouveau personnage
(Issei Ishida dans le rôle de Yûji Tamiya) complexifie davantage un
récit qui confond la mère et son enfant. Et notamment à travers
l'image que renvoient divers miroirs. Strange
Circus bouscule
pratiquement toutes les conventions en terme de mise en scène et
d'écriture. Surtout pour un sujet aussi grave. À l'image du non
moins passionnant Mysterious Skin
de Gregg Araki qui avant Sion Sono inventait déjà un imaginaire
délicat pour mieux faire passer la pilule. Aussi bouleversant que
pouvait le signifier le sujet mais ponctué de quelques séquences un
brin désuètes dont nous nous serions objectivement passés, Strange
Circus
est un (très) grand film...
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