Douze ans... Douze ans
que Lodge Kerrigan n'a plus donné signe de vie sur grand écran.
Douze putain d'années qu'il s'est tourné vers la télévision,
signant au hasard quelques épisodes de l'adaptation américaine de
la formidable série danoise The Killing.
Démarrant sa carrière en 1993 avec l'inquiétant Clean,
Shaven
et son schizophrène très justement incarné par Peter Greene, le
new-yorkais a enchaîné une toute petite suite de longs-métrages
consacrant divers portraits dont celui de William Keane, un père
désemparé vouant chaque minute de son existence à la recherche de
sa fille Sophie, disparue depuis six mois. Errant dans un New York
bruyant, balbutiant des propos pas toujours très cohérents (et
c'est là que le héros rejoint celui du premier film de son auteur),
William interroge les passants, aidé par une coupure de journal
représentant sa fille. Un détail intéressant d'ailleurs puisque à
priori, on pourrait supposer qu'une véritable photo prise par le
père ou par la mère et donc de meilleure qualité pourrait
faciliter ses recherches. Filmé en gros plans, soliloquant, prenant
à peine le temps de prendre soin de lui avant de se raviser pour
être selon ses dires, présentable lorsqu'il retrouvera sa fille,
William Keane est un individu réellement touchant qu'interprète
avec beaucoup de finesse l'acteur Damian Lewis. Face à lui, des
hommes et des femmes qui n'ont presque jamais le temps de lui
accorder les quelques instants dont il a besoin pour se renseigner.
Et encore, quant il n'est pas l'objet de regards soupçonneux. La
bande annonce de Keane
résume à elle-seule le degré d'intensité que dégage ce récit
aux atours minimalistes mais ô combien passionnants. Comme si le
drame qui touchait cet individu était bien réel et qu'une caméra
voyeuriste mais jamais moralisatrice s'attachait à suivre un père
dans la recherche de son enfant. On espère bien évidemment que
William atteindra son but en retrouvant sa gamine même si l'espoir
est mince. Pourtant, Lodge Kerrigan nous a déjà prouvé que
derrière la gravité d'un sujet (celui, notamment, de Clean,
Shaven),
il ne fallait surtout pas s'arrêter aux premières impressions...
Il y a moins de monstres lâchés dans la nature que d'individus désespérés.
Afin
de coller au mieux au réalisme du contexte, Lodge Kerrigan use d'un
fond sonore presque exclusivement diégétique et accorde son récit
avec un environnement phonique fourmillant de détails directement
liés à la faune new-yorkaise. Le film sera d'ailleurs tourné
durant deux mois au cœur de la Grande Pomme, entre le 15 mars et le
15 mai 2004. Le cadre se resserre en permanence autour du visage de
Damian Lewis, observant ainsi la totalité du champ des émotions que
diffusent ses traits et son regard. De l'aboi jusqu'à cette psychose
qui monte peu à peu et qui tend à se rapprocher de plus en plus des
crises de démences du héros de Clean, Shaven.
Débarquent alors Lynn Bedik et sa fille Kira. Cette dernière est
interprétée par l'actrice Abigail Breslin qui débutera quasiment
sa carrière à l'âge de cinq ans dans Signes
de M. Night Shyamalan. Elle n'en a donc que deux de plus lorsqu'elle
apparaît devant la caméra de Lodge Kerrigan tandis que l'actrice
Amy Ryan qui interprète sa mère a déjà derrière elle une
carrière longue d'une petite quinzaine d'années principalement
consacrée au petit écran. On ne peut pas dire que le long-métrage
de l'américain transpire la joie de vivre. Mais cette rencontre
apparemment salvatrice pour notre héros est viciée par le statut
misérable de cette femme et de son enfant contraintes de vivre dans
une chambre d'hôtel tandis que son époux est parti gagner sa vie
dans une station d'épuration. Pas très glamour, tout ça. Pas plus
que l'acte sexuel qu'échangent William et une inconnue sous
l'emprise de la coke dans les chiottes d'une boite de nuit. Cette
rencontre, c'est aussi l'occasion pour William de se livrer un peu et
pour le spectateur d'en apprendre davantage sur lui. Mais si peu
qu'on en vient parfois à douter de la véracité de son histoire
personnelle. Il faut dire qu'avec Clean, Shaven
Lodge
Kerrigan nous a habitué à nous méfier des apparences !
Jusqu'à quel point est-on prêt à franchir la limite pour obtenir ce que l'on cherche ?
Filmé
caméra à l'épaule, sans chichis, au point que l'on se demande
souvent dans quelle mesure les badauds furent au courant qu'eut lieu
le tournage d'un film, Keane est
une œuvre pesante, porteuse d'un désespoir constant. Le new-yorkais
joue à un jeu dangereux avec ses personnages en jouant sur les
similitudes qui rapprochent la fille disparue de William Keane de
celle de Lynn Bedik. Ne serait-ce le prénom des deux gamines, le
scénario et par là même les personnages observent une attitude qui
laisserait presque le sentiment au spectateur de revivre par
procuration, la reconstitution du drame qu'a vécu le héros. Le
simple fait d'aller se laver les mains dans les toilettes d'un
fast-food et de laisser la jeune Kira à la table pour un court
instant évoquant alors irrémédiablement la tragédie dont seul
William fut le témoin puisque d'emblée le spectateur en fut écarté.
Aussi simplistes que puissent paraître la mise en scène l'écriture
et l'interprétation, Keane
déroute avant de dévoiler une issue à l’intérieur même de
laquelle il nous semblera devoir déchiffrer un certaine perfidie.
Sous ses allures de pur drame indépendant, Keane
pose une foule de questions auxquelles le spectateur croit toujours
détenir les réponses. Ceux qui, connaissant le travail de Lodge
Kerrigan, savent que la chose serait pure perte, pure obstination et
pure prétention... Un grand film...
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